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une conversation avec Patrick Leterme | Aimez-vous Schönberg ?

Cette année, nous célébrons le 150e anniversaire d'Arnold Schönberg, l'occasion idéale de projeter un nouvel éclairage sur ce compositeur pionnier du XXe siècle. Était-il un innovateur radical ou est-il resté fidèle au romantisme allemand ? Nous découvrons les multiples facettes de l'œuvre de Schönberg à la faveur d'une conversation avec Patrick Leterme.

Vous êtes compositeur, directeur musical et pianiste depuis de nombreuses années. Vous êtes également connu pour votre désir de rendre la musique classique accessible à un large public, comme vous l'avez fait dans la série Je Sais Pas Vous pour Musiq3. Quand avez-vous découvert l'œuvre de Schönberg ?

J'ai commencé à étudier au conservatoire dans les années 2000 et c’est là que j’ai eu mon premier contact avec Schönberg. Ma première impression a été celle du compositeur qui a imaginé un nouveau système de composition, le dodécaphonisme. Schönberg a dû beaucoup expliquer sa démarche et on a retenu de lui l’image d’un musicien théoricien. Cet aspect théorique et ce système très technique ont masqué beaucoup d’autres éléments, notamment l’aspect expressif de sa musique. Le dodécaphonisme a été revendiqué par ses élèves Webern et Berg, et Schönberg s’est trouvé à l’origine de la Seconde Ecole de Vienne. Il est intéressant de voir, comme souvent, le destin de la réception de l’œuvre artistique échapper à son créateur.

Qu'est-ce que le dodécaphonisme ? Comment l'expliqueriez-vous à des personnes sans formation musicale ?

Le système dodécaphonique part de la volonté de donner aux douze notes du système occidental (du do jusqu’au si, en prenant les touches noires du piano aussi) une importance mélodique égale. Pour composer une mélodie, le compositeur doit utiliser chacune des douze notes avant de pouvoir en réutiliser une. Ceci afin de sortir du système tonal (dans lequel une note, la tonique, est plus importante que les autres) qui était considéré à ce moment-là comme la grammaire musicale universelle. C’est comme si en peinture, le peintre décidait que chaque couleur primaire doit être utilisée sur la même surface de la toile, dans les mêmes proportions. Ou pour un roman, que chaque voyelle doit être utilisée le même nombre de fois. C’est un procédé technique.

Schönberg adopte cette règle portant sur le choix des notes, mais pour ce qui concerne les autres paramètres, il est encore très romantique. Il construit ses phrases musicales comme on composait encore à la fin du 19e siècle. Le dodécaphonisme est simple dans son exécution, mais pour obtenir une œuvre musicalement intéressante, il faut un sérieux bagage musical. Et même plus, du talent, du génie.

Schönberg pensait avoir résolu les problèmes de la tradition musicale allemande avec le dodécaphonisme, mais il n'a pas eu l'impact qu'il espérait sur l'auditeur. Pour ce dernier, c'était trop conceptuel et technique. Mais en quoi sa démarche a-t-elle été fructueuse ?

En réécoutant les œuvres de Schönberg et en réfléchissant à la question de la postérité, ce qui a vraiment changé ma perception, c'est de comprendre ce qu’il a apporté à l’histoire de la musique. Le principe dodécaphonique a proposé quelque chose de conceptuel et de technique, qui a mené ensuite au sérialisme. La génération qui suit Schönberg, Pierre Boulez en tête, développe le sérialisme en élargissant le principe de la série dodécaphonique à tous les aspects de la musique (rythmes, nuances,…). Cette direction de l’histoire de la musique va être considérée par beaucoup comme un cul-de-sac.

Les générations suivantes se sont positionnées par rapport à cette direction en ramenant la stabilité du son. Je crois que le minimalisme américain ou l'école spectrale, qui sont peut-être les courants esthétiques majeurs à partir des années 60-70, en Europe et aux États-Unis, se sont construits tous les deux en opposition à l'héritage de Schönberg. Le système dodécaphonique était une étape nécessaire pour sortir de la tonalité. On ne peut pas imaginer que ces écoles-là y soient arrivées en se positionnant directement contre la musique romantique.

Par contre, là où Schönberg n’a pas été fructueux, c’est qu’il a vraiment cru qu'il serait possible de transformer l'oreille musicale collective et que les gens allaient un jour siffler des mélodies dodécaphoniques dans la rue. C'était son rêve !

L'œuvre de Schönberg s'est développée à une époque où l'innovation émergeait dans tous les arts, en particulier dans des villes, comme Berlin, Vienne, Paris et Bruxelles. Les influences de la littérature, de la peinture, de la musique et de l'architecture y fusionnaient pour former un nouveau langage artistique.

Schönberg a fait toute sa carrière dans des capitales. Il règne à son époque, dans ces villes, une recherche d'expression qui anime la peinture, l'architecture, la littérature, la musique, de façon transversale. Il s’agit d’une culture citadine, sans référence aucune à la campagne. Schönberg a été le directeur musical du premier cabaret allemand, Überbrettl, à Berlin. Le cabaret est une musique urbaine et charnelle, qui mélange également les arts. Dans Pierrot lunaire, on retrouve un désir de couleur et d’expression forte et de style populaire, comme on peut en trouver au cabaret. La première phrase de Pierrot lunaire, c'est « Den Wein, den man mit Augen trinkt » (Le vin que l'on boit par les yeux) qui résume l’expression de la poésie symboliste.

Il n'a pas seulement été influencé par diverses formes d'art, mais il était lui-même un peintre amateur. Ses peintures ont impressionné des artistes tels que Wassily Kandinsky, Franz Marc et Oskar Kokoschka. Selon vous, quel est le lien entre sa peinture et ses compositions musicales ?

Ce que j’ai ressenti en regardant ses peintures, c’est qu’il est plus libre quand il peint. Il est plus libre parce qu’il ne cherche pas à faire carrière dans la peinture. On retrouve dans ses œuvres picturales une personne passionnée, romantique, avec beaucoup de pathos. Ces aspects sont clairement visibles dans sa peinture alors que dans sa musique, bien que présents, ils sont un peu voilés par les aspects théoriques auxquels il s’astreint. On entend une telle liberté entre autres dans des œuvres précoces, comme la Kammersymfonie n° 1 et dans Verklärte Nacht (La Nuit Transfigurée).

Les deux œuvres Pierrot lunaire et Verklärte Nacht, op. 4 seront interprétées par le Brussels Philharmonic pendant le festival. Quelle est la particularité de Verklärte Nacht ?

Verklärte Nacht révèle le côté romantique passionné de Schönberg. L’œuvre se base sur un poème de Richard Dehmel qui raconte l’histoire d’une femme qui révèle à son amant qu’elle est enceinte d’un autre. L’amant décide d’accepter l’enfant comme le sien. Schönberg compose cette musique à programme pour un sextuor à cordes, ce qui est tout à fait inhabituel pour le genre (ndlr : le festival a choisi de présenter la version pour orchestre).

Dans cette œuvre, Schönberg a voulu réconcilier les deux protagonistes de la plus intense querelle musicale de l’époque : Brahms et Wagner. Il y réconcilie la flamme et les nouveaux accords de Wagner avec la maîtrise architecturale de Brahms.

Le baryton Samuel Hasselhorn et Julien Libeer interpréteront ensuite l'œuvre Das Buch der Hängenden Gärten, op. 15.

Avec cette œuvre, on pénètre une symbolique qui est presque abstraite. Bien qu’il y ait une histoire, on est submergé par les couleurs sans vraiment arriver à suivre la trame du récit. L’expression devient plus importante que les événements. Bien que Schönberg ne s’appuie pas sur des accords traditionnels, on sent le souffle passionné, lyrique et romantique.

Nous célébrons cette année le 150e anniversaire de Schönberg. Pourquoi est-il important de dédier un festival à ce compositeur ?

Nous avons désormais une distance suffisante pour nous permettre de commencer à voir Schönberg autrement. Le conflit esthétique était tel à l’époque de Schönberg qu’il a fallu beaucoup de temps pour décanter cela et pouvoir aborder une autre perspective que celle de l’affrontement direct. J'ai l'impression que si on considère que tuer la tonalité était un meurtre, il y a prescription. On peut maintenant déconstruire l’image posthume de Schönberg et (re)découvrir ce qui a été masqué par la dernière période de sa vie.

La programmation du festival propose tout le spectre de son œuvre. Si on résume la vie de quelqu’un, il faut la montrer dans sa globalité. Et la programmation reconnecte Schönberg à ce qu’il souhaitait : s’inscrire dans le prolongement d’une tradition.

Et puis, donner ces concerts à Flagey, c’est proposer ces œuvres dans leur paysage historique. 

Propos recueillis par Hanna Karalic


Aimez-vous Schönberg ? Laissez-vous surprendre et forgez-vous votre propre réponse en parcourant l’offre du festival, qui vous propose des représentations exceptionnelles de son œuvre, prolongées par une exposition.